Les mots pour t’inventer

2018.

On m’a dit d’en parler.
De s’asseoir en face d’un inconnu, lui dire « bonjour » et déballer toute une vie.

On m’avait dit aussi que ce serait facile, que c’était la meilleure décision à prendre.
Qu’on en chiale un coup, puis que le reste continue.
Qu’y penser encore après, c’est juste ridicule.

On m’a dit aussi que t’existais pas, que t’étais dans ma tête.
Que j’y arriverai même pas, qu’y réfléchir était bête.

Alors peut-être que j’devrai faire comme dans les films et lâcher un ballon dans le ciel, tu sais, un truc symbolique et stupide de ce genre.

Avec un petit mot attaché dessus et chargé d’émotions…

« Celui qui lit ceci est un con »

Peut-être que j’devrai faire ça, ouais. Au lieu de s’empiffrer chaque jour de conneries pour combler le vide. De se barrer sur un coup de tête dans d’autres pays, sourire aux garçons histoire de… histoire de…

Mais t’es dans tous les visages de gosses, tous les sourires de mères, tous mes reflets dans le miroir. Et puis tu t’es accroché comme un guerrier, c’était pas cool de ta part.

Si j’avais su que tu m’aurais fait passer autant de jours dans cette clinique, j’y aurai pris un abonnement. Ça sentait bizarre là-bas, tu sais. J’y voyais des femmes partir avec un truc chelou dans les bras, c’était si… minuscule…
Des amoureux qui se tenaient la main, l’air semi-inquiet, semi-excité; ou des jeunes filles perdues…

Quand tu m’as fait tomber au sol, une, deux, cinq fois, j’ai commencé à te détester.
Tu t’accrochais.
Puis chaque jour, je revivais le truc. Les douleurs, le sang, les pleurs sur les chiottes.
Coup de poignard dans le ventre, coup de tel au gynéco.
« c’est normal »
« ah bah en fait non, allez aux urgences »

Puis chaque mois, ça se revit encore.
Les douleurs, le sang, les pleurs sur les chiottes.

J’ai même pas voulu retourner à l’hosto pour vérifier, tu me fais flipper.

« C’est étrange. On va plutôt vous l’arracher à la pince »

C’était déjà difficile de se raisonner. C’était déjà difficile d’avaler le premier cachet. Alors y retourner seule, ouvrir les cuisses, se fare sonder la chatte et revoir ta gueule de foetus mort qui grandit quand même encore dans mon bide.
Ouais.
Bof.
Non, quoi.
C’était chiant les trois premières fois.

De te voir grandir, à essayer quand même…

Puis j’pense qu’un jour, t’en as eu marre de te battre pour rien. C’est le quinzième cachet qui t’a fait piger ? Ou bien mes « OH TU VAS PARTIR, MERDE? »

J’ai pas osé vérifier après l’opération. Non, car j’devais prendre l’avion, et un autre, puis encore un. Me sortir de la tête ces conneries, voir le bout du monde. Oublier ce ventre rond, cet instinct con qui me faisait croire que t’étais le destin. Je crois que je voulais aussi garder l’espoir de t’avoir encore un peu en moi.

… Puis c’est loin, l’hosto, c’est loin et ça pue.

Du coup quand j’ai mes règles, j’te cherche sur la serviette hygiénique.
Et avant de tirer la chasse, je jette un autre coup d’oeil.
J’sais pas, p’têt que t’aurais fait « COUCOU C’EST MOI! » en sortant ta p’tite tête d’un des caillots de sang.
Mais je crois que t’es déjà parti.

T’es quelque part dans les fosses septiques, à nager entre la merde et la pisse.

 

On m’a dit d’en parler, mais je n’ai plus assez de fric pour entendre « hm-hm » à chacune de mes phrases.

Alors j’ai adopté un chat. Elle est chiante, tu sais. Le premier soir, elle l’a passé sous l’armoire. Je n’avais aucune idée de ce qu’il fallait faire, on devait s’apprivoiser toutes les deux. Mais le jour où cette boule de crotte noire s’est blottie contre moi, qu’elle a ronronné en me donnant alors toute sa confiance de bébé, j’crois bien que j’en ai un peu pleuré de joie.

Elle s’appelle Ghiz.
« Fille ».
Comme mon père m’appelait Ghizim; « ma fille ».

Je n’avais prévu que des prénoms mâles, mais c’est le dernier chaton qui restait.
Ghiz me suis partout désormais, et elle accourt quand je tire la chasse pour voir l’eau tourbillonner. Elle fait ça car c’est une curieuse et parce qu’un chat, c’est con.
Mais elle m’accueille le soir, et miaule quand je pars. On s’éduque et on se parle, et quand la nuit je pense à toi, elle vient dormir près de mon coeur, comme pour prévenir les pleurs. Elle a dû piger que tout ce que j’attends vraiment, c’est qu’on m’appelle Maman, et qu’en attendant je fais semblant de rire, de marcher, d’être là.

C’est fou, tu sais. Dans quelques jours, on se serait rencontrés. Et j’aurai voulu te ramener à la maison, te bercer et voir tes yeux briller. Tenir ta petite main dans la mienne, te dire comme je t’aime.

Mais t’es quelque part dans les fosses septiques, à nager entre la merde et la pisse.

Alors j’ai adopté un chat.

Je lui achète des croquettes premium qu’elle moule ensuite en crottes qui schlinguent. Elle est drôle et s’amuse d’un rien, ses bêtises m’occupent… Son jouet préféré, c’est une petite patate. Je l’engueule comme je t’aurai engueulé, mais j’pense pas que tu serais monté autant aux rideaux.

C’est mignon, un chat. Ça ne sait pas bien jouer du piano, mais c’est mignon.

Ah oui, maintenant j’enseigne le piano, tu sais!
La moitié des élèves sont des gosses, alors parfois on fait des jeux et on chante.

Tu crois que tu aurais été dans la musique aussi ?

 

On m’a dit d’en parler, mais ça emmerde les gens.

« Pense à ta carrière, sors, bois, fume, baise! »

On m’a dit d’en parler, mais je ne sais pas comment.

Alors j’écris un peu dans le vent, m’assois au piano et te chante parfois dans les gares.

T’es rien de plus qu’un petit air qu’on imagine le soir.

Laisser un commentaire